PARUTIONS

INTERVIEW : HUBERT HURARD, Directeur de l’ENEP

 

 

 

 

 

 

 

 

 


  • Qu’est-ce que l’éducation populaire ? 

Vous aurez des tas de réponses plus ou moins différentes à cette question. Pour beaucoup de personnes, même parfois parmi celles et ceux qui s’en définissent comme des militants ou des sympathisants, l’éducation populaire reste un concept flou, une idée derrière laquelle on loge bien volontiers de bonnes intentions mais également une idée d’antan, qui daterait un peu, qui relèverait de luttes passées du temps du front populaire et qui porterait un idéal mêlé à une certaine nostalgie. Or, derrière ces deux mots se cache à mon sens bien plus qu’une intention de bobos, bien plus que des outils, des méthodes ou de simples postures mais plutôt un remède fondamental et urgent à prescrire si nous voulons lutter contre ces maux que sont l’ignorance, l’inertie, la résignation et l’idéologie dogmatique. À eux seuls et entrelacés ils ont en effet permis le développement de l’individualisme, des racismes, de l’indifférence et ont encouragé le sentiment d’impuissance quant à la capacité des peuples à être auteurs et acteurs de leur propre histoire. Car si le capitalisme des cannibales entretient bien volontiers la pensée quasi fanatique de s’élever les uns contre les autres, l’éducation populaire, elle, encourage celle de s’élever les uns par, avec et pour les autres. 

Ne croyez pas que la transformation sociale, culturelle et environnementale nécessaire demain se fera sur de simples injonctions venues de produits issus d’une démocratie qui ne se remet pas en question. Elle ne se fera pas non plus sans l’action collective de personnes conscientisées. Or, tout a été très bien ficelé par la violence sourde et prégnante de ce  capitalisme aux leader cannibales qui a su tuer à la fois toute énergie collective assez puissante et organisée dans le temps mais qui a aussi et surtout fait naître un tsumani de « résignistes » – en réponse au mot valise « gauchiste » utilisé par les apôtres du chacun pour soi pour définir avec dédain et jeter le discrédit sur les quelques personnes qui croient encore à une société plus juste et plus solidaire – qui se complaisent à croire que le monde ne changera pas. 

Plus vous laisserez les gens dans l’ignorance plus ils seront dépendants de ceux qui savent. Aujourd’hui ils sont à la fois dépendants de ceux qui savent mais ils le sont aussi des imposteurs, de ceux qui revendiquent des savoirs qu’ils n’ont pas, de ceux qui manient le verbe, de quelques grands patrons, de quelques oligarques, de quelques élus politiques qui se pensent inamovibles et qui entretiennent volontiers le sentiment que le peuple est au service des élus et dépendants de leur pouvoir. Car s’il existe bien un « sentiment d’insécurité » qui n’aurait bien sûr pas systématiquement de lien avec l’insécurité vécue et réelle il existe bel et bien également un « sentiment de dépendance » à toutes ces formes de pouvoir exercées par les seigneurs féodaux politiques et/ou économiques. 

Cette dépendance aux pouvoirs ou ce « sentiment de dépendance » aux pouvoirs a permis d’enfouir l’idée que les luttes émancipatrices aient un sens si et seulement si on associe la notion de sens à celle de résultat. Ainsi nous sommes restés dans un système de courtisanerie et de féodalité savamment entretenus par ceux qui nous ont gouvernés qui, comble du comble dans nos démocraties, sont désignés puis reconnus par la majorité de ceux qui expriment leur choix. Désormais le vassal choisit son seigneur. Je m’éloigne peut-être un peu de votre question initiale mais observez avec attention comment fonctionne notre société vis-à-vis de nos gouvernants. Nous sommes confrontés à deux regards tout aussi dangereux l’un que l’autre. L’un d’eux est celui de la vassalité, l’autre celui du rejet. Le vassal est résigné et ne trouve assouvi son besoin de reconnaissance que dans l’adoubement du seigneur. Ignorant et résigné il n’a aucun intérêt à couper la tête de celui qui le nourrit. Le mécréant politique, lui, hurle, aboie, se cache, vocifère, gesticule, se victimise, se gargarise de ses vérités auprès de ses semblables et considère que les élus sont tous les mêmes et qu’il ne faut plus voter ou bien qu’il faut essayer « autre chose » qui n’est rien d’autre qu’un fascisme qu’il ne peut bien sûr nommer lui-même ainsi. Vous conviendrez en effet volontiers qu’il vaut mieux dire et que cela passe mieux de dire « il faut essayer « autre chose » » que de dire « et pourquoi pas le fascisme ? ». C’est grâce à ces deux modes de pensées et attitudes face au pouvoir politique que le capitalisme des cannibales s’est durablement installé et c’est à cause de ces deux modes de pensées et attitudes que le fascisme est à notre porte. 

Ainsi, l’indifférence et la résignation, filles aînées de l’ignorance, n’ont cessé de se répandre. Ainsi les idées fascistes se sont développées jusqu’à ce que l’on ne trouve plus surprenant qu’elles soient au pouvoir ici ou là ou qu’elles soient représentées au second tour d’une élection présidentielle de la cinquième puissance mondiale, une des plus vieilles démocraties au monde, de surcroit pays universaliste. Alors qu’est ce que l’éducation populaire ? Et bien c’est à la fois ce qui nous permettra de lutter contre le fascisme et c’est aussi ce qui enclenchera la mise en mouvement d’une conscientisation et d’une mobilisation de masses plus éclairées au service de la transformation sociale, culturelle et environnementale. 

 

  • Pourquoi voulez-vous à ce point développer l’éducation populaire alors que le chantier vous paraît si gigantesque ? 

Apprendre les uns des autres et tout au long de sa vie inutile de vous dire combien c’est important. 

Partons là encore de la résignation. Du baptême de Clovis à la révolution française il s’est écoulé aux alentours de 1300 ans de pouvoirs dictatoriaux. Car si le terme « monarchie » semble plus doux à l’oreille il n’en reste pas moins que la France a connu plus de 1300 années de dictatures, de dictature des rois et de dictature de l’église. 

Il a bien fallu du cran, de la volonté et de l’espoir à ceux qui se sont dit un matin qu’ils pouvaient participer, qu’ils DEVAIENT participer, au renversement de pouvoirs installés depuis 1300 ans. 

Développer l’éducation populaire ce n’est pas instrumentaliser le peuple et l’amener à prendre les armes. C’est prendre conscience, par la réduction des ignorances, de sa capacité d’agir au sein d’un collectif pour peser sur toutes formes de changement, qu’il soit local ou global. Apprendre les uns des autres et agir collectivement pour s’émanciper de la vassalité dont je parlais plus haut et pour construire un système plus juste, plus équitable, plus solidaire, plus responsable. Si à force de ne pas comprendre comment fonctionne le monde j’admets que je n’y peux rien et que je suis mieux au chaud chez moi à regarder Hanouna alors le jour où l’on me demandera de choisir je risque ne pas donner mon avis ou vouloir essayer « autre chose ». Je ne dis pas que seuls ceux qui comprennent comment fonctionne le monde votent et votent ce qu’il faut. Je dis simplement que l’ignorance et la résignation ne vont pas se combattre en pensant que nous n’apprenons plus rien à la sortie de l’école qui puisse nous permettre d’agir. Développer l’éducation populaire c’est briser les cloisons, détruire les murs et créer des ponts, des liens entre tous ceux qui, parce qu’ils ont soif d’apprendre et de comprendre, savent qu’émancipés et libres ils seront une force et auront le pouvoir de faire changer les choses, selon l’expression consacrée.  

 

  • Devant l’enjeu, comment agir ? 

Il y a des centaines d’initiatives partout. Nous avons fait le choix ici de créer l’école nationale d’éducation populaire. C’est certes une jeune embarcation mais le cap est fixé et l’équipage est expérimenté, solide et déterminé. Nous ne sommes pas restés spectateurs avec l’indignation bien dissimulée dans nos poches en nous gargarisant de mots et de poésie dans l’entre-soi d’un apéritif. Nous avons agi. Nous avons voulu faire de l’éducation populaire et permettre à chacune des personnes qui nous font confiance d’apprendre les unes des autres. Nous avons hissé bien haut le pavillon de nos valeurs : Laïcité, République, lutte contre les idées fascistes, racistes, discriminantes. Lutte contre l’individualisme et contre toutes formes d’exclusion. Nos formations reposent sur des méthodes, des postures et des outils pédagogiques qui placent la confiance en soi, l’estime de soi, la curiosité culturelle et intellectuelle comme des priorités. Notre réseau s’est étoffé durant toutes ces années et il s’appuie désormais sur près de deux mille personnes formées ici. Nos antennes de Bordeaux et de Gémozac en Charente-Maritime proposent elles-aussi des formations qualifiantes et des formations BAFA. Bref, l’ENEP a pour ambition de diffuser l’éduc pop sur le plus de territoires possibles. Son projet appartient à celles et ceux qui veulent le porter. Ce sont elles et ce sont eux qui le nourrissent, l’alimentent, le contextualisent. Ce projet est toujours en mouvement et il est important que nos stagiaires et anciens stagiaires se l’approprient et aient envie de faire de l’éducation populaire sur leurs lieux de travail et de bénévolat. Notre taux de réussite aux diplômes est excellent. Le taux de pénétration dans l’emploi l’est aussi. Des stagiaires font quelques fois deux formations professionnelles avec nous. Ces indicateurs démontrent la qualité de nos formations mais ce que je veux surtout retenir c’est le plaisir d’apprendre. Le chantier est important, la cause est ambitieuse mais nous sommes sur la bonne voie. Il n’y a que dans le dictionnaire que le succès passe avant le travail… 

 

Hubert HURARD

Directeur de l’ENEP

 


Hubert HURARD a 46 ans, directeur et ancien directeur de centre social, il dirige l’ENEP depuis 2008. Diplômé DEFA et DESJEPS, ses travaux sur la participation des habitants et la démocratie participative l’ont amené à travailler sur l’éducation populaire. Il rédige actuellement une thèse à Sciences Po Paris sur : « L’éducation populaire au service de la transformation sociale ou comment l’exigence de l’accès à la connaissance à tout âge devient une urgence sociale et démocratique ».